« Marâtre nature » (1 | 2021)

Appel à textes

Pagaille, « Marâtre Nature. Quand Gaïa con­tre-attaque », n° 1, 2021

Dans un con­texte de mul­ti­pli­ca­tion des phénomènes extrêmes causés par le dérè­gle­ment cli­ma­tique, face à l’effondrement des écosys­tèmes et alors que la six­ième extinc­tion de masse a déjà com­mencé, on observe un début de prise de con­science, au sein de la société civile, de la néces­sité de mod­i­fi­er nos com­porte­ments et d’alerter les pou­voirs publics. En témoignent l’Affaire du siè­cle, les march­es pour le cli­mat, les grèves sco­laires ini­tiées par Gre­ta Thun­berg ou encore les ini­tia­tives locales qui favorisent une économie plus « verte ». Depuis la fin des années 80, l’essor des human­ités envi­ron­nemen­tales dans le sil­lage du spa­tial turn, avec l’écocritique, l’écopoétique, l’écosophie, la géo­cri­tique et la géopoé­tique mon­tre que les sci­ences humaines se sont elles aus­si effor­cées de con­tribuer à une réflex­ion sur les liens entre l’homme et la planète. Le grand nom­bre de travaux et d’événements sci­en­tifiques récents sur ce sujet témoigne de l’urgence qu’il y a à se saisir de ces ques­tions à l’ère de l’Anthropocène (pen­sons, par exem­ple, au pro­jet Écol­itt de l’université d’Angers, au site literature.green porté par l’université de Gand, au réseau interuni­ver­si­taire ZoneZadir, au col­loque organ­isé sur le sujet à l’université de Sher­brooke en 2018, ou au dernier numéro de la revue Cri­tique, « Vivre dans un monde abîmé »).

Pour­tant, à rebours de cer­tains par­a­digmes éco­cri­tiques actuels de réu­ni­fi­ca­tion voire de sym­biose entre l’homme et la nature, la lit­téra­ture, les médias et les arts ont par­fois mis en scène le fait que la Nature est tout autant capa­ble de pro­téger que d’écraser de sa toute puis­sance la van­ité humaine, de ramen­er à sa juste con­di­tion de petit mor­tel, d’être tran­si­toire et faible, celui ou celle dont l’orgueil aurait enflé comme un bœuf. Du déluge purifi­ca­teur aux plaies d’Égypte, de nom­breux réc­its mythiques ont su con­stru­ire l’image d’une nature capa­ble de punir l’homme, de con­tre-atta­quer. La nature appa­raît alors comme une marâtre (« Ô marâtre nature », se plaig­nait déjà Du Bel­lay), une fig­ure mater­nelle per­sécutrice avec laque­lle se rejoue le mythe des orig­ines et le roman famil­ial décrits par la psy­ch­analyse freu­di­enne. Cet imag­i­naire de « marâtre nature » jus­ti­fierait-il à lui seul l’ambition cartési­enne de s’en « ren­dre comme maître et pos­sesseur » par tous les moyens ? À l’inverse, serait-il une façon de rap­pel­er à l’homme qu’il n’est qu’un rouage du système-Gaïa ?

Com­ment la lit­téra­ture com­parée peut-elle se saisir de ces inter­ro­ga­tions ? Les appels récents visant à for­malis­er une éco­cri­tique com­parée (Alain Suber­chicot, Stephanie Posthu­mus) sont autant de signes de la ten­dance du com­para­tisme con­tem­po­rain à pren­dre part à cette réflex­ion sur l’écologie en met­tant en exer­gue les enjeux de la fron­tière dans la préhen­sion de l’environnement. Que cette dernière soit lin­guis­tique, poli­tique, artis­tique ou médi­a­tique, elle informe la manière de penser la nature et son rap­port à l’homme.

Pour ce pre­mier numéro de Pagaille, nous aime­ri­ons réfléchir à cette con­cep­tion de la nature, pen­sée non comme sim­ple vic­time des sociétés humaines, soumise aux aléas des cat­a­stro­phes écologiques causées par l’in­dus­tri­al­i­sa­tion mas­sive, mais comme une force souveraine.

Loin de toute posi­tion d’arrière-garde, il ne s’agira aucune­ment d’appeler à un retour à une con­cep­tion con­ser­va­trice et anthro­pocen­trée de la nature, mais de s’interroger sur ce que la lit­téra­ture et les arts dis­ent du rap­port des cul­tures humaines à l’environnement. En somme, de voir en quoi l’examen de la mul­ti­tude — diachronique, syn­chronique, géo­graphique, cul­turelle — des représen­ta­tions d’une nature en pagaille, hors de con­trôle, nous offre les moyens d’exhumer les struc­tures de l’imaginaire qui ont fait, anthro­pologique­ment, l’articulation des sociétés humaines à l’idée de nature.

Les propo­si­tions d’articles pour­ront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes suivants.

La nature, mère cruelle
  • Nature, quelle nature ?

Les rap­ports entre l’homme et la nature ne sont ni mono­lithiques, ni uni­vo­ques. Alors que la tra­di­tion héritée de l’humanisme et des Lumières avait lais­sé espér­er que l’homme puisse s’extraire de la nature, le dérè­gle­ment des écosys­tèmes nous oblige aujourd’hui à recon­sid­ér­er l’opposition entre nature et cul­ture, que l’histoire a érigée au rang d’évidence (e.g. Vin­cent Mes­sage). En quoi les objets cul­turels par­ticipent-ils de cette réflex­ion com­mune autour de ce qui fait ou non « nature » ? Quelles sont les fron­tières de la nature, ses bornes cul­turelles et ethno­graphiques ? Com­prend-elle les ani­maux ? Le non-vivant ? Les roches ? Les virus ? Tout cela à la fois ? La nature de l’homme et ses incli­na­tions sont-elles égale­ment une éma­na­tion de la nature ? 

  • Le genre de la Nature

Dans une per­spec­tive écofémin­iste, on pour­ra s’interroger sur la représen­ta­tion de cette nature fémin­isée en une fig­ure mater­nelle ven­ger­esse et sur les pré­sup­posés idéologiques qu’elle recou­vre. À l’image de la fig­ure de « Dame nature » qui offre une représen­ta­tion naïve, can­dide et chaste de la femme, com­ment les incar­na­tions de la « Marâtre nature » dans le champ artis­tique con­stru­isent-elles une image prob­lé­ma­tique des femmes, notam­ment dans la mise en scène des rap­ports de force qu’elle induit et qu’elle met au jour entre les genres ? 

Face-à-face et rapports de force entre l’homme et la Nature hostile
  • La Nature, destruc­trice de la civilisation

Quel rôle ont joué les réc­its d’aventures, qui pla­cent l’humain into the wild et qui ména­gent ain­si des face-à-face entre l’homme et la nature, dans la con­struc­tion d’une nature hos­tile (e.g. Jack Lon­don, David Vann) ? Que dire de la représen­ta­tion de la nature dans les œuvres de sci­ence-fic­tion apoc­a­lyp­tiques ? Peut-on envis­ager une représen­ta­tion de l’anéantissement total de l’homme par la nature, que ce soit dans la lit­téra­ture, le ciné­ma ou encore le jeu vidéo ? Existe-t-il des œuvres qui s’affranchissent des rap­ports et motifs top­iques, enfer­mant la nature hos­tile dans des métaphores éculées (le déluge comme châ­ti­ment divin, la forêt comme métaphore sex­uelle, etc.) ? Dans quelle mesure cette représen­ta­tion menaçante de la nature ren­voie-t-elle à une vision ethnocentrée ?

  • L’enfance, péri­ode priv­ilégiée du rap­port à la Nature ?

Ce face-à-face peut égale­ment évoluer en fonc­tion des âges de la vie envis­agés par les œuvres de fic­tion. Dans la lit­téra­ture de jeunesse par exem­ple, des Con­tes de Per­rault et des frères Grimm jusqu’aux réc­its plus récents d’Yves-Marie Clé­ment, en quoi la nature appa­raît-elle comme une force anx­iogène, dan­gereuse pour l’enfant qui s’y attarde ou qui s’y perd, aux antipodes de la belle Nature, riche d’enseignements pour le jeune Émile qui y par­fait son éducation ? 

  • Approches poli­tiques et engagement

Quelles sont les posi­tions idéologiques et/ou poli­tiques des auteurs décrivant une nature hos­tile (e.g. Edward Abbey) ? Dans quelle mesure sont-elles mar­quées par une époque, un régime poli­tique ou un lieu spé­ci­fique ? En quoi l’engagement écologique d’un écrivain sup­pose-t-il l’élaboration de nou­veaux styles d’écriture, d’une poé­tique renou­velée capa­ble de dire le monde ani­mal et végé­tal ? Les lit­téra­tures envi­ron­nemen­tales trai­tant de la nature hos­tile débouchent-elles sur des actions con­crètes (engage­ment poli­tique, actions péd­a­gogiques, démarch­es de vulgarisation) ? 

Épistémologie de la catastrophe
  • Cat­a­stro­phe et imaginaire

La cat­a­stro­phe est-elle sim­ple­ment naturelle ou relève-t-elle for­cé­ment d’un rap­port à l’humain, inscrit dans les dis­cours et les représen­ta­tions ? Com­ment penser une épisté­molo­gie de la cat­a­stro­phe, et com­ment s’envisage le temps de l’après ? Com­bi­en de cat­a­stro­phes naturelles ont-elles été inter­prétées à tra­vers un prisme axi­ologique — désas­tre de Pom­péi, séisme de Lis­bonne — faisant de la Nature une force ven­ger­esse, puni­tive voire épu­ra­trice ? Quel lien la lit­téra­ture tisse-t-elle entre fatal­ité et cat­a­stro­phe naturelle, en mon­trant un homme soumis aux élé­ments tel­luriques qu’il ne con­trôle pas: sécher­ess­es, inon­da­tions, cyclones, tsunamis, séismes (e.g. Gra­cil­iano Ramos, Jes­myn Ward, Emmanuel Car­rère, Philippe Quesne) ?

  • Géo­gra­phie de la catastrophe

Peut-on envis­ager des spé­ci­ficités géo­graphiques dans le traite­ment de la nature hos­tile et des cat­a­stro­phes naturelles ? Des poé­tiques de la cat­a­stro­phe sur­gis­sent-elles dans les régions par­ti­c­ulière­ment men­acées par le dérè­gle­ment cli­ma­tique (e.g. Maryse Condé, Patrick Chamoi­seau) ? Com­ment les écrivaines et les écrivains fan­tas­ment-ils cette nature hos­tile et inquié­tante, notam­ment dans les « mon­des ren­ver­sés » qu’ils nous don­nent à voir, ces loci hor­ri­biles où « un aspic [peut] s’accouple[r] d’une ourse » et « un ser­pent déchire[r] un vau­tour » (Théophile de Viau, « Ode ») ? Com­ment la cat­a­stro­phe naturelle devient-elle un moteur de la créa­tion littéraire ?

Modalités de soumission
  • Les propo­si­tions d’articles entre 3000 et 5000 signes, accom­pa­g­nées d’une bio-bib­li­ogra­phie et de 5 mots-clés, sont à envoy­er avant le 15 juil­let 2019 au comité de rédac­tion de la revue : contact[at]revue-pagaille.fr
  • Les noti­fi­ca­tions aux auteurs seront envoyées à par­tir de la fin du mois de juil­let 2019.
  • L’article (de 35 000 à 45 000 signes espaces com­pris) sera à envoy­er avant le 1er décem­bre 2019 pour éval­u­a­tion en dou­ble aveu­gle par le comité scientifique. 
  • La pub­li­ca­tion du numéro est prévue en décem­bre 2020 sur le site de la revue.
Comité scientifique
  • Nathalie Blanc (CNRS)
  • Anne-Lau­re Bon­va­l­ot (Uni­ver­sité Paul-Valéry Mont­pel­li­er 3)
  • Chloé Chaudet (Uni­ver­sité Cler­mont Auvergne)
  • Yvan Daniel (Uni­ver­sité de La Rochelle)
  • Xavier Gar­nier (Uni­ver­sité Sorbonne-Nouvelle)
  • Bertrand Guest (Uni­ver­sité d’Angers)
  • Anne-Rachel Her­me­tet (Uni­ver­sité d’Angers)
  • Françoise Lav­o­cat (Uni­ver­sité Sorbonne-Nouvelle)
  • Lucie Taïeb (Uni­ver­sité de Bre­tagne Occidentale)
  • Pierre Schoen­t­jes (Uni­ver­sité de Gand)
Bibliographie indicative

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