« Rétrotopies »(3 | 2023)

Appel à textes

En 2017, l’essai Retro­topia de Zyg­munt Bau­mann, pub­lié de manière posthume, inter­roge le rap­port qu’entretiennent les sociétés occi­den­tales avec le passé. Selon le soci­o­logue, ces dernières se car­ac­téris­eraient par une perte de foi en l’avenir, « devenu le récep­ta­cle même de tous les cauchemars » (BAUMANN, 2017). Elles seraient ain­si ani­mées par un mou­ve­ment de nos­tal­gie envers un passé fan­tas­mé, cen­sé garan­tir la sta­bil­ité en réc­on­ciliant sécu­rité et lib­erté. Cet élan que Bau­mann définit comme une rétro­topie est qual­i­fié de réac­tion­naire, ten­dant à fer­mer les imag­i­naires, à entraîn­er des régres­sions poli­tiques, sociales, à con­stru­ire des com­mu­nau­tarismes. Dans une per­spec­tive dif­férente mais com­plé­men­taire, la réflex­ion de François Har­tog sur le présen­tisme posait un con­stat sim­i­laire sur nos sociétés con­tem­po­raines, dev­enues inca­pables de se pro­jeter dans un futur trop anx­iogène, blo­quées à « un moment d’arrêt, de stase » (HARTOG, 2003), enfer­mées dans une crise du rap­port au temps.

Ce troisième numéro de Pagaille pro­pose ain­si de réfléchir à la manière dont la fic­tion s’est sou­vent nour­rie de cet élan rétro­topique pour con­stru­ire des univers par­al­lèles, des mon­des pos­si­bles, des « utopies régres­sives » (MURVAI, 2018), car­ac­térisés par un même mou­ve­ment de retour vers un passé idéal­isé, con­tre­point salu­taire à un présent déce­vant ou pro­jec­tion réflex­ive per­me­t­tant de dia­loguer avec le monde con­tem­po­rain, de l’enrichir, de rêver à ce qu’il aurait pu être. Ce phénomène est-il bien une « con­stante de l’esprit humain con­fron­té au temps » comme l’affirment Béné­dicte Bré­mard et Marc Rol­land dans De l’âge d’or aux regrets, ou est-il un trait par­ti­c­ulière­ment sail­lant de nos sociétés actuelles emmurées dans une crise de l’imaginaire?

La réflex­ion pro­posée invite à tra­vailler à la fois sur des œuvres rétro­topiques, sur des œuvres ques­tion­nant le phénomène de la rétro­topie, mais aus­si à dévelop­per une lec­ture rétro­topique d’œu­vres qui ne le sont pas.

Les propo­si­tions d’articles pour­ront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes suiv­ants (sans néces­saire­ment s’y lim­iter), en adop­tant une per­spec­tive com­para­tiste, inter­mé­di­ale et/ou interculturelle :

  • Dimen­sion diachronique des rétrotopies

Quels sont les âges d’or qui ont ali­men­té et ali­mentent encore les fic­tions ? Com­ment le XVIIe siè­cle, par exem­ple, s’est-il nour­ri d’un retour vers l’Antiquité (Les Aven­tures de Télé­maque de Fénelon, 1699) pour con­stru­ire des utopies? Peter Mur­vai note en effet que jusqu’à la fin du XVIIIe siè­cle, les utopies sont soit régres­sives, situées dans un passé idéal­isé, soit posthis­toriques, con­stru­isant des enclaves imag­i­naires hors de l’histoire. On peut aus­si penser à la manière dont la fic­tion roman­tique européenne s’est nour­rie du Moyen-Âge et de la Renais­sance, con­stru­isant un médié­val­isme “de car­ton” (GAUTIER, 1835), ou com­ment le pre­mier roman­tisme lati­no-améri­cain a vu dans les indigènes de la péri­ode colo­niale les sources de l’identité nationale. On pour­rait égale­ment inter­roger la façon dont les fic­tions con­tem­po­raines, en par­ti­c­uli­er les romans his­toriques, sou­vent adap­tés en séries, fan­tas­ment des épo­ques, à tra­vers des recon­sti­tu­tions his­toriques qui revis­i­tent et remod­è­lent les réal­ités sociales et poli­tiques de l’époque envis­agée, notam­ment la ques­tion de la con­di­tion fémi­nine et la place des per­son­nes racisées. 

En envis­ageant une épais­seur tem­porelle moin­dre, on peut aus­si s’intéresser à la manière dont une généra­tion prend le pou­voir sur les imag­i­naires en faisant de l’époque de son enfance un arrière-plan dom­i­nant dans la fic­tion d’une époque : com­ment par exem­ple la généra­tion des années 80, actuelle­ment majori­taire dans la créa­tion artis­tique, ali­mente t‑elle très large­ment les pro­duc­tions cul­turelles con­tem­po­raines (J. J Abrams et les pro­duc­tions Amblin Entertainment)?

  • Rétro­topies et mon­des possibles

Quel lien la rétro­topie entre­tient-elle avec des gen­res voisins comme l’uchronie, l’utopie, la sci­ence-fic­tion, le style steam­punk? Parce qu’elle rêve d’autres mon­des pos­si­bles, la rétro­topie peut s’envisager comme une sci­ence-fic­tion à rebours. En effet, les oeu­vres rétro­topiques per­me­t­tent d’explorer des expéri­ences du temps et des modes nar­rat­ifs qui évo­quent des futurs non advenus (Brigitte Giraud, Vivre vite, Le Tour­bil­lon de la vie d’Olivier Trein­er ou La Racine car­rée de l’être de Waj­di Mouawad), qui remod­è­lent le passé et réin­ven­tent l’histoire. On peut aus­si penser aux fic­tions qui explorent l’effet papil­lon, rat­taché à l’idée d’une con­tin­gence, d’une imprévis­i­bil­ité de l’histoire, à l’image du Napoléon apoc­ryphe (1836) de Louis Geof­frey, du Maître du haut château (1962) de Philip K. Dick ou plus récem­ment de Civ­i­liza­tions  (2019) de Lau­rent Binet. 

  • Rétro­topie et esthétique

La rétro­topie sem­ble de prime abord se trans­met­tre par des formes esthé­tiques passéistes et repos­er sur un rap­port régres­sif à l’écriture et à l’imaginaire. En pein­ture, le style trou­ba­dour et son recours con­stant au pas­tiche en serait un exem­ple, traduisant “aus­si bien l’insatisfaction due à l’actualité que l’épuisement des forces créa­tri­ces” (PUPIL, 1985), épuise­ment qui pour­rait aujourd’hui se retrou­ver dans les formes audio­vi­suelles du remake. La rétro­topie a‑t-elle dès lors toutes les chances de se révéler kitsch, comme l’est par exem­ple la série Chronique des Bridger­ton ? Dans une per­spec­tive inter­mé­di­ale, on pour­ra se deman­der si la rétro­topie favorise le retour à des for­mats vin­tage comme le vinyle, l’argentique, l’esthétique du pix­el, reval­orisant les out­ils — et par­fois les défauts tech­niques — d’hier. Peut-on au con­traire envis­ager la rétro­topie comme le lieu de la réin­ven­tion des formes et des gen­res, d’une créa­tion en ébul­li­tion, nour­rie par la con­trainte de ce retour à un imag­i­naire passé?

  • Rétro­topies et communautés

Quels sont les publics visés par les rétro­topies? Quelles visions de la com­mu­nauté sont véhiculées par ces dernières ? Sont-elles tournées vers un passé nos­tal­gique, vers une com­mu­nauté per­due qui serait à retrou­ver? Visent-elles, à l’inverse, à recréer un sen­ti­ment d’appartenance? On pour­rait par exem­ple s’interroger sur les com­mu­nautés de fans qui se nouent autour de livres, de séries ou de films rétro­topiques, avec un intérêt renou­velé pour les années 80 et 90 (Stranger Things, Super 8), ou étudi­er le rap­port rétro­topique que ces com­mu­nautés entre­ti­en­nent avec la fic­tion à par­tir d’objets dérivés et d’un tourisme pat­ri­mo­ni­al. La rétro­topie serait alors à met­tre en rela­tion avec la notion d’œuvre culte. Ceci est par­ti­c­ulière­ment vis­i­ble dans le domaine vidéoludique, où le phénomène du ret­rogam­ing invite volon­tiers à une trans­mis­sion intergénéra­tionnelle autour d’une œuvre érigée en véri­ta­ble repère cul­turel (Return to Mon­key Island). 

  • Rétro­topie et politique

La rétro­topie repose sou­vent sur une idéal­i­sa­tion d’un mod­èle nation­al, d’une époque et de fig­ures emblé­ma­tiques de l’histoire d’un pays. En quoi per­met-elle de con­stru­ire un imag­i­naire nation­al ? Doit-on penser, comme Bau­mann, que la rétro­topie est essen­tielle­ment con­ser­va­trice et réac­tion­naire, à l’instar de Mar­cel Pag­nol par exem­ple qui fan­tasme le début du XXe siè­cle de son enfance? Ou, à l’inverse, peut-on envis­ager que les rela­tions de la rétro­topie avec l’utopie amè­nent ces fic­tions sur des voies plus pro­gres­sistes? À l’heure de la mon­di­al­i­sa­tion, existe-t-il encore des rétro­topies nationales, claire­ment iden­ti­fiées à un espace géo­graphique et cul­turel don­né ou assiste-t-on à une uni­formi­sa­tion de nos imag­i­naires, de notre rap­port au passé, con­stru­it et nour­ri notam­ment par des fic­tions, par des films et par des séries lues et regardées dans le monde entier?

Modalités de soumission

  • Les propo­si­tions d’articles, de 500 mots max­i­mum, accom­pa­g­nées d’une bio-bib­li­ogra­phie et de 5 mots-clés, sont à envoy­er avant le 15 mars 2023 à l’adresse mail suiv­ante : revue.pagaille@gmail.com.
  • Les noti­fi­ca­tions aux auteurs seront envoyées à par­tir de la fin du mois de mars 2023.
  • L’article (de 30 000 à 40 000 signes espaces com­pris) sera à envoy­er avant le 30 juin 2023 pour éval­u­a­tion en dou­ble aveu­gle par le comité scientifique.
  • La pub­li­ca­tion du numéro est prévue en décem­bre 2023 sur le site de la revue : http://revue-pagaille.fr.

 

Comité de rédaction

  • Julie Brugi­er, Uni­ver­sité Paris Nanterre
  • Mar­i­on Brun, Uni­ver­sité Paris-Sor­bonne et Uni­ver­sité d’Artois
  • Hélène Dubail, Uni­ver­sité Paris Nanterre
  • Aman­dine Lebar­bi­er, Uni­ver­sité Paris Nanterre

 

Comité scientifique

  • Anne Besson, Uni­ver­sité d’Artois
  • Simon Bréan,  Sor­bonne Université
  • Vin­cent Fer­ré, Sor­bonne Nouvelle
  • Mélis­sa Gignac, Uni­ver­sité de Lille 
  • Anaïs Goud­mand, Sor­bonne Université 
  • Marine Le Bail, Uni­ver­sité Toulouse 2 Jean Jaurès
  • Matthieu Letourneux, Uni­ver­sité Paris Nanterre
  • Lau­re Lev­êque, Uni­ver­sité de Toulon 
  • Fiona Mc Intosh-Var­jabé­di­an, Uni­ver­sité de Lille
  • Jessy Neau, Cen­tre uni­ver­si­taire de For­ma­tion et de Recherche de May­otte — Uni­ver­sité Paul Valéry Mont­pel­li­er 3
  • Marie-Clé­mence Rég­nier, Uni­ver­sité d’Artois
  • Corinne Sami­da­yar-Per­rin, Uni­ver­sité Paul Valéry Mont­pel­li­er 3
  • Marie-Agathe Tilli­ette, Uni­ver­sité du Littoral
  • Clotilde Thouret, Uni­ver­sité Paris Nanterre
  • Alain Vail­lant, Uni­ver­sité Paris Nanterre

 

Bibliographie indicative

BASSET, Karine et BAUSSANT, Michèle, « Utopie, nos­tal­gie : approches croisées », Con­server­ies mémorielles [En ligne], Con­server­ies mémorielles, n°22 | 2018. URL : http://journals.openedition.org/cm/3023.

BAUMAN, Zyg­munt, Retro­topia [2017], trad. Frédéric Joly, Pre­mier Par­al­lèle, 2019.

BESSON, Anne,  BLANC, William et FERRÉ, Vin­cent (dir.), Dic­tio­n­naire du Moyen Âge imag­i­naire, Le médié­val­isme, hier et aujourd’hui, Vendémi­aire, 2022.

BOYM, Svet­lana, The Future of Nos­tal­gia, New York, Basic Books, 2002.

BREMARD, Béné­dicte, ROLLAND, Marc (dir.), De l’âge d’or aux regrets, Paris, M. Houdi­ard, 2009.

COQUET, Mar­i­on, DELHOMMAIS, Pierre-Antoine, Au bon vieux temps, Paris, Edi­tions de l’Observatoire, 2018.

DIKA, Vera. Recy­cled Cul­ture in Con­tem­po­rary Art and Film: The Rise of Nos­tal­gia, New York, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2003.

FANTIN, Emmanuelle, FEVRY, Sébastien, NIEMEYER, Katha­ri­na , Nos­tal­gies con­tem­po­raines, médias, cul­ture et tech­nolo­gie, Vil­leneuve d’Asq, Press­es Uni­ver­si­taires du Septen­tri­on, 2021.

MANHEIM, Karl, Idéolo­gie et utopie, trad. de l’alle­mand par Jean-Luc Évard, Paris, Édi­tions de la Mai­son des Sci­ences de l’Homme, 2006.

MURVAI, Peter, « Nos­tal­gie et posthis­toire dans quelques utopies louis-qua­torzi­ennes (1675–1714) », Con­server­ies mémorielles [En ligne], n°22, 2018. URL : http://journals.openedition.org/cm/2805

PUPIL, François, Le Style trou­ba­dour ou La nos­tal­gie du bon vieux temps, Nan­cy, Press­es uni­ver­si­taires de Nan­cy, 1985

PALLISTER Katryn (dir.), Net­flix Nos­tal­gia: Stream­ing the Past on Demand, Lex­ing­ton Books, 2019.

SPERB, Jason, Flick­ers of Films. Nos­tal­gia in the Time of Dig­i­tal Cin­e­ma, New Brunswick, Rut­gers Uni­ver­si­ty Press, 2016.